Elle dormait quand il est entré dans la chambre avec le café et des croissants sur un plateau. L'arôme du café la réveille, son regard coule à travers les cils à peine soulevés et l'observe. Il pose le plateau au bord du lit, tire les doubles rideaux. C'est comme s'il lui avait jeté une pleine bassine de soleil à la figure. Elle plisse les paupières douloureusement, résiste à l'envie de donner un coup de pied au plateau, à l'envoyer au diable, lui, son petit déjeuner d'amoureux transi et ses fausses bonnes intentions. C'est le parfum subtil des croissants frais mêlé à la senteur plus forte du café qui la retient. Elle aime trop les croissants, il le sait, ce salaud. Prudemment, elle le regarde ôter sa veste et relâcher son nœud de cravate. Quelle heure est-il? Assez tard pour qu'il soit douché, rasé, habillé, et qu'il ait envoyé un garde à la boulangerie.
«Allez hop! Il va être dix heures, Douce, on se réveille, il est temps de faire son devoir…» Elle s'étire, s'adosse à la tête de lit, assise, sans répondre ni le regarder. Faire son devoir, qu'est-ce qui lui prend? Quand il avait envie de baiser, avant, il ne parlait jamais de cette manière… Oui, mais c'était avant justement. Maintenant, il n'aurait pas tout a fait tort d'invoquer la loi conjugale. Pff! est-ce qu'il y a une loi, seulement? De toute façon ça ne lui ressemble pas.
Et puis, ça lui revient d'un coup: les élections bien sûr, c'est aujourd'hui! D'ailleurs, dans le bourdonnement des paroles qu'il prononce et qu'elle n'écoute pas, tandis qu'il s'installe près d'elle avec le plateau, tout habillé, ses Richelieu luisantes sur le lit, elle saisit quelques mots: vote, participation en baisse, sondage… Elle attrape un croissant et croque une pointe pendant qu'il dévide son baratin, comme s'il s'adressait à ses électeurs.
Elle prend la tasse de café qu'il vient de lui servir et trempe le croissant dedans. Il n'aime pas qu'elle trempe, surtout en public, quand ça arrive, mais c'est justement ce qu'elle aime, tremper. Il dit qu'il l'a attendue pour aller voter, qu'il y aura la presse. «J'irai pas», dit-elle la bouche pleine. Il la regarde, fronce les sourcils d'un air peiné, et repart dans une tirade sur le civisme, l'importance pour une citoyenne de participer à la vie de la nation. Mon cul, elle pense. La vie de la nation, c'est comme notre vie de couple, connard. Tu décides de tout, et quand tu fais semblant de demander mon avis, si ce que je dis ne te plaît pas, tu me soûles de reproches et d'arguments contraires avant de choisir à ta guise.
Finalement, le café est bu, les croissants sont mangés. Il se lève et arpente la chambre nerveusement, remet dix fois son nœud de cravate en place en passant devant le miroir. «Tu te douches et on y va, d'accord? —Je veux prendre un bain, et je n'irai pas voter. Cette fois, je m'abstiens. —Pas toi, c'est impensable! Tu peux voter blanc, si ça t'amuse, ou gribouiller sur ton bulletin… Mais ça ne serait pas malin, le parti n'a pas de voix à perdre, Douce, même la tienne! —La prochaine fois que j'approcherai d'une urne, ça sera pour un référendum populaire…» Il lève les yeux au ciel, et dit d'un ton mauvais: «Ça n'arrivera jamais, idiote, t'es bien une blonde, tiens! —Alors, ça sera pour tous les politiques comme pour toi: bientôt, plus personne ne vous aimera.» Il lui jette un regard glacial, ramasse sa veste. «Je t'attendrai dans mon bureau jusqu'à onze heures et demie, pas une minute de plus».
Après son départ, elle s'est levée nonchalamment et s'est livrée à tous les soins de sa toilette. Il est midi moins le quart lorsque, vêtue de blanc, elle écarte le rideau pour suivre des yeux sa voiture qui part. Après quoi, sourire aux lèvres, elle jette quelques affaires indispensables dans une petite valise, avant de descendre jusqu'au bureau. Sur une carte à l'angle frappé des armes de la République, elle écrit à l'encre noire: «je t'emmerde, Douce».
Elle laisse le message en évidence sur le buvard, et quitte la maison. Dans la rue, elle a un instant d'hésitation, puis elle part tranquillement du côté gauche, son fourre-tout à l'épaule, tirant sa valise à roulette. Elle est libre.
Crédit photo : Robert Lubanski (voir le blog de Mme Kevin)
Cette fiction, inspirée de la photo d'illustration, a été écrite après un tag de Gaël, pour la chaîne «Jeu d'écriture n°3». On trouvera d'autres textes de ce jeu chez Mrs Clooney, CC, et Juan, désolé pour ceux que j'ai oubliés…
Et puis, ça lui revient d'un coup: les élections bien sûr, c'est aujourd'hui! D'ailleurs, dans le bourdonnement des paroles qu'il prononce et qu'elle n'écoute pas, tandis qu'il s'installe près d'elle avec le plateau, tout habillé, ses Richelieu luisantes sur le lit, elle saisit quelques mots: vote, participation en baisse, sondage… Elle attrape un croissant et croque une pointe pendant qu'il dévide son baratin, comme s'il s'adressait à ses électeurs.
Elle prend la tasse de café qu'il vient de lui servir et trempe le croissant dedans. Il n'aime pas qu'elle trempe, surtout en public, quand ça arrive, mais c'est justement ce qu'elle aime, tremper. Il dit qu'il l'a attendue pour aller voter, qu'il y aura la presse. «J'irai pas», dit-elle la bouche pleine. Il la regarde, fronce les sourcils d'un air peiné, et repart dans une tirade sur le civisme, l'importance pour une citoyenne de participer à la vie de la nation. Mon cul, elle pense. La vie de la nation, c'est comme notre vie de couple, connard. Tu décides de tout, et quand tu fais semblant de demander mon avis, si ce que je dis ne te plaît pas, tu me soûles de reproches et d'arguments contraires avant de choisir à ta guise.
Finalement, le café est bu, les croissants sont mangés. Il se lève et arpente la chambre nerveusement, remet dix fois son nœud de cravate en place en passant devant le miroir. «Tu te douches et on y va, d'accord? —Je veux prendre un bain, et je n'irai pas voter. Cette fois, je m'abstiens. —Pas toi, c'est impensable! Tu peux voter blanc, si ça t'amuse, ou gribouiller sur ton bulletin… Mais ça ne serait pas malin, le parti n'a pas de voix à perdre, Douce, même la tienne! —La prochaine fois que j'approcherai d'une urne, ça sera pour un référendum populaire…» Il lève les yeux au ciel, et dit d'un ton mauvais: «Ça n'arrivera jamais, idiote, t'es bien une blonde, tiens! —Alors, ça sera pour tous les politiques comme pour toi: bientôt, plus personne ne vous aimera.» Il lui jette un regard glacial, ramasse sa veste. «Je t'attendrai dans mon bureau jusqu'à onze heures et demie, pas une minute de plus».
Après son départ, elle s'est levée nonchalamment et s'est livrée à tous les soins de sa toilette. Il est midi moins le quart lorsque, vêtue de blanc, elle écarte le rideau pour suivre des yeux sa voiture qui part. Après quoi, sourire aux lèvres, elle jette quelques affaires indispensables dans une petite valise, avant de descendre jusqu'au bureau. Sur une carte à l'angle frappé des armes de la République, elle écrit à l'encre noire: «je t'emmerde, Douce».
Elle laisse le message en évidence sur le buvard, et quitte la maison. Dans la rue, elle a un instant d'hésitation, puis elle part tranquillement du côté gauche, son fourre-tout à l'épaule, tirant sa valise à roulette. Elle est libre.
Crédit photo : Robert Lubanski (voir le blog de Mme Kevin)
Cette fiction, inspirée de la photo d'illustration, a été écrite après un tag de Gaël, pour la chaîne «Jeu d'écriture n°3». On trouvera d'autres textes de ce jeu chez Mrs Clooney, CC, et Juan, désolé pour ceux que j'ai oubliés…
héhé, joli ! J'aime qu'elle parte du côté gauche même si elle s'est abstenu ! :)
RépondreSupprimerJ'ai adoré !
RépondreSupprimerParfait!
RépondreSupprimerMerci pour cette petite nouvelle en cette fin de journée!
J'ai commencé par Mrs Clooney, je pense que je vais faire une tournée des blogs associés à ce "jeu d'écriture" avant de me décider enfin à lire une "Romance". Parait il, les pages sont retrouvées...
;^)
Et puis il est temps que je commence moi aussi, à écri...Non, non! Trop difficile pour moi!
L'année prochaine! Peut être!!
hum,plaisant comme scénario, j'aime beaucoup la fin et surtout le «je t'emmerde, Douce», j'adore!
RépondreSupprimertrés chouette !
RépondreSupprimerben dis donc ça va en faire des beaux textes !
J'aime ces fictions qui disent le réel plus fortement que l'écriture journalistique. Les écrivains, les artistes ont toujours un temps d'avance.
RépondreSupprimerαяf, une fois dans la rue, je me suis demandé quelle direction elle allait prendre… Ça m'a soulagé de la voir tourner à gauche.
RépondreSupprimerSpitz, merci.
Gildan,
pareil… J'avais oublié des tags, si tu n'avais pas dit ici que tu n'as pas envie d'écrire avant l'an prochain, tu y avais droit…
NR, merci beaucoup! :-)
Gaël, tant mieux s'il te plaît. J'ai l'impression aussi que cette photo va susciter plein de texte. L'idée de Mme Kevin (et la photo) était très bonne!
Ah! mais voilà qu'Hermes était entré pendant que je répondais ailleurs… J'aurais peut-être dû te taguer toi aussi, alors. Pour ce qui est d'avoir toujours un temps d'avance et la plume inspirée, tu es bien placé!
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup...
RépondreSupprimerC'est étrange, j'ai pensé aussi à une femme de président...et puis ma plume m'a finalement entraînée ailleurs...
:)
CC, j'allais dîner quand ton commentaire est arrivé. Une femme de président? Heu… Eh, eh! Bon, si tu veux… J'ai beaucoup aimé ton texte aussi, hier, mais je me suis interdit de le relire aujourd'hui pour éviter les influences. Je vais pouvoir le faire tout à l'heure, tiens.
RépondreSupprimer"Elle est libre" : comme cette dernière phrase est bienfaitrice. Je me suis sentie libre avec elle ! Merci pour cette participation talentueuse : elle est en ligne sur le blog "Jeux d'écritures. Le blog à mille mains."
RépondreSupprimerL'influence est très subtile ! Mais j'ai fait pareil : je n'ai lu aucune contribution avant d'écrire...Mais par contre, j'ai repensé à ce texte de Seb Musset...
RépondreSupprimerhttp://sebmusset.blogspot.com/2010/03/une-journee-de-linfame.html
Pour une chaîne, c'est une chaîne...
Madame Kévin, merci.
RépondreSupprimerCC, je crois que j'ai lu déjà ce billet de Seb, mais je vais voir… Bonne journée!
Elle n'est pas sotte, elle se gave de croissants avant de prendre la route. Comme quoi, il faut toujours attendre d'avoir fini un repas avant de rompre !
RépondreSupprimer:-)))
Tout se perd mon brave coucou.
RépondreSupprimerAprès mon royaume pour un cheval( ou l'inverse),il y a désormais mon bulletin de vote pour un croissant (ou l'inverse).
Tres beau texte.
comment s'abstenir d'un commentaire il y a des textes qui vous laissent sans "voix" merci Monsieur le coucou pour ce cadeau.
RépondreSupprimerM.Poireau, pertinente, ta remarque! On sent que tu as de l'expérience. ;-)
RépondreSupprimerFidel, et mon cheval pour un croissant —ou l'inverse! Merci :-))
MathRo, ouf, heureusement que celui-ci ne vous a pas tout coupé, j'ai le plaisir de vous lire. ;-)
ah j'attends avec espoir d'être taggué dans cette chaine.
RépondreSupprimerRomain, zut alors! J'espère que quelqu'un va y penser parmi les suivants…
RépondreSupprimerRomain, P-S, d'après la règle du jeu éditée par Madame Kévin (voir sur Le blog à 1000 mains , la participation est ouverte, et les tags plutôt découragés…
RépondreSupprimerIl a fallu que vous participiez à mon concours "Billets d'amour" pour que je me décide à vous lire. Eh bien, je ne regrette pas !
RépondreSupprimerJ'en ai presque trop dit : devoir de réserve !
See Mee, mince alors, vous me faites plaisir! Et j'ai de la chance: vous avez choisi un bon jour pour venir faire un tour ici…
RépondreSupprimerCoucou Le Coucou. ;)
RépondreSupprimerTrès jolie fiction ! Elle reflète le net décalage entre les politiques et les électeurs - pardon, abstentionnistes. J'espère qu'on aura plus de courage dimanche...
Bon week-end. Dieurdieuf
Dieurdieuf, merci… Oui, on peut espérer moins de décalage dimanche, mais rien n'est moins sûr!
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