20 novembre 2030… C'est poisson, il me revient un truc… Non, je me goure de mot, on ne disait pas poisson. On disait…, on disait : amusant, ou marrant. Marrant c'est plus amusant, en fait. Donc c'est marrant, il me revient un truc… Enfin, au départ je crois qu'il me revenait quelque chose en mémoire, mais je ne sais plus quoi.
21 novembre 2030. Ça y est, je l'ai retrouvée ! Elle était tombée derrière le bureau, dans la baignoire… C'est que j'y tiens, à ma clef USB, je ne sais pas ce que je deviendrais sans elle. Comme ça faisait à peu près un mois ( ou peut-être deux, allez savoir) que je m'abstenais à cause du froid, ce matin j'ai décidé de me laver les pieds. Donc, j'ai poussé de côté la caisse du bureau pour dégager la bassine… Avec la douceur des jours derniers, la glace a fondu et qu'est-ce que j'ai vu au fond de l'eau ? Du rouge…, ma clef USB !
N'allez pas croire que je l'ai reconnue tout de suite, non : je n'avais pas mes lunettes sur le nez. Remarquez, même avec les lunettes, ça demande un effort, vu que le verre gauche est fêlé en étoile. Bon, en tout cas, j'ai fini par me réjouir d'avoir retrouvé la clef, et pour fêter ça, j'ai ouvert immédiatement une boite de soja à l'armoricaine. Avec la clef, c'est facile à ouvrir : vous glissez la languette de la boite dans la prise USB, et vous poussez doucement pour dessouder tout autour du couvercle. Avec les doigts, on n'y arrive jamais, et avec un caillou tranchant vous bousillez tout. Ces nouveaux systèmes de conserves ne valent rien.
22 novembre 2030. Le fait d'être à nouveau en possession de ma clef m'a drôlement secoué, mine de rien. J'ai passé toute la nuit éveillé, à m'agiter dans le lit, tellement qu'à un moment j'ai roulé du matelas… Faut comprendre mon émotion : il y a un sacré bout de ma vie, dans cette clef ! Des fois, j'ai envie de m'offrir un porteur du Service à la personne pour qu'il m'emmène sur son dos à la ville. Je trouverais bien un coin d'ordinateur où enfiler ma clef : à la Poste, il paraît qu'il n'y a plus que ça, quatre murs couverts de machines.
J'ai rêvé éveillé à tout ce que contient ma clef —je veux dire : le trésor de mon passé, parce que bien sûr il ne faudrait pas me demander d'en dresser le catalogue, ni même un résumé. J'ai oublié. Exprès. Il me semble qu'il y a plein de choses écrites, et puis des images avec des gens que j'ai aimés, des trucs d'avant, quoi.
23 novembre 2030. C'est bizarre, depuis que j'ai la clef, on dirait qu'un pêne a glissé dans la purée de mon cerveau. Quelque chose s'est entrebâillé et il y a de la mémoire qui coule… Par exemple, le truc qui me revenait l'autre fois et qui s'est envolé aussitôt, eh bien, je le tiens : c'est un souvenir du temps où je bloguais. Une jeune femme m'avait demandé sur le web d'exprimer mon attachement au service public, et le même jour, d'autres m'avaient mis au défi : «imaginez-vous blogueur en 2030»… J'avais haussé les épaules derrière mon écran, en grommelant : «jeunes couillons, ce n'est pas une idée pour moi, ça !».
Eh bien, 2030 j'y suis ! Quatre-vingt-quatre ans, et quoique je me sois juré autrefois d'en finir avant d'être vieux, je blogue encore… Comme quoi, le verbe crâne, les nerfs décident, et je blogue. Tous les matins, quand j'ai réussi à me mettre debout, je me traîne devant le bureau, je m'assieds comme autrefois, et j'ouvre le couvercle de mon portable. Je passe mon coude sur l'écran pour enlever la poussière, et aux jeunes rayons du soleil qui filtrent par les interstices de la cabane, je me mire dedans.
L'écran est sombre, évidemment, mais cela donne à mon reflet une certaine distance. On dirait que quelqu'un me regarde d'une pièce à côté. «Alors, quelles nouvelles ?» je lui demande. Il me répond n'importe quelle sottise, histoire d'alimenter un brin de conversation. On se moque tous les deux de nos généreux engagements de jadis, la démocratie, la sécu, la défense du service public, et le reste… Toutes ces choses qui rendaient la vie confortable dans notre jeunesse, et qui se délitèrent en une grosse dizaine d'années. Je ris avec cet autre moi dont la bouche est un trou noir dans le noir moiré de la barbe blanche, je ris parce que j'ai oublié comment on fait pour pleurer. Au bout d'un moment, quand j'ai fini d'envoyer des mails vers l'en-dedans, l'ailleurs, et l'au-delà, je referme le couvercle du portable et je sors pisser à pas comptés.
Cette fiction a été inspirée par deux tags : d'abord celui de See Mee, qui me demandait de dire mon attachement au Service public —c'est une sorte de réponse en creux… Ensuite, celui de Nicolas qui, en écho à Lomig, proposait de s'imaginer toujours blogueur dans 20 ans…
J'invite Gildan, M.Poireau, Le solitaire de la lune, Ruminances, Elmone, à prendre la suite…
21 novembre 2030. Ça y est, je l'ai retrouvée ! Elle était tombée derrière le bureau, dans la baignoire… C'est que j'y tiens, à ma clef USB, je ne sais pas ce que je deviendrais sans elle. Comme ça faisait à peu près un mois ( ou peut-être deux, allez savoir) que je m'abstenais à cause du froid, ce matin j'ai décidé de me laver les pieds. Donc, j'ai poussé de côté la caisse du bureau pour dégager la bassine… Avec la douceur des jours derniers, la glace a fondu et qu'est-ce que j'ai vu au fond de l'eau ? Du rouge…, ma clef USB !
N'allez pas croire que je l'ai reconnue tout de suite, non : je n'avais pas mes lunettes sur le nez. Remarquez, même avec les lunettes, ça demande un effort, vu que le verre gauche est fêlé en étoile. Bon, en tout cas, j'ai fini par me réjouir d'avoir retrouvé la clef, et pour fêter ça, j'ai ouvert immédiatement une boite de soja à l'armoricaine. Avec la clef, c'est facile à ouvrir : vous glissez la languette de la boite dans la prise USB, et vous poussez doucement pour dessouder tout autour du couvercle. Avec les doigts, on n'y arrive jamais, et avec un caillou tranchant vous bousillez tout. Ces nouveaux systèmes de conserves ne valent rien.
22 novembre 2030. Le fait d'être à nouveau en possession de ma clef m'a drôlement secoué, mine de rien. J'ai passé toute la nuit éveillé, à m'agiter dans le lit, tellement qu'à un moment j'ai roulé du matelas… Faut comprendre mon émotion : il y a un sacré bout de ma vie, dans cette clef ! Des fois, j'ai envie de m'offrir un porteur du Service à la personne pour qu'il m'emmène sur son dos à la ville. Je trouverais bien un coin d'ordinateur où enfiler ma clef : à la Poste, il paraît qu'il n'y a plus que ça, quatre murs couverts de machines.
J'ai rêvé éveillé à tout ce que contient ma clef —je veux dire : le trésor de mon passé, parce que bien sûr il ne faudrait pas me demander d'en dresser le catalogue, ni même un résumé. J'ai oublié. Exprès. Il me semble qu'il y a plein de choses écrites, et puis des images avec des gens que j'ai aimés, des trucs d'avant, quoi.
23 novembre 2030. C'est bizarre, depuis que j'ai la clef, on dirait qu'un pêne a glissé dans la purée de mon cerveau. Quelque chose s'est entrebâillé et il y a de la mémoire qui coule… Par exemple, le truc qui me revenait l'autre fois et qui s'est envolé aussitôt, eh bien, je le tiens : c'est un souvenir du temps où je bloguais. Une jeune femme m'avait demandé sur le web d'exprimer mon attachement au service public, et le même jour, d'autres m'avaient mis au défi : «imaginez-vous blogueur en 2030»… J'avais haussé les épaules derrière mon écran, en grommelant : «jeunes couillons, ce n'est pas une idée pour moi, ça !».
Eh bien, 2030 j'y suis ! Quatre-vingt-quatre ans, et quoique je me sois juré autrefois d'en finir avant d'être vieux, je blogue encore… Comme quoi, le verbe crâne, les nerfs décident, et je blogue. Tous les matins, quand j'ai réussi à me mettre debout, je me traîne devant le bureau, je m'assieds comme autrefois, et j'ouvre le couvercle de mon portable. Je passe mon coude sur l'écran pour enlever la poussière, et aux jeunes rayons du soleil qui filtrent par les interstices de la cabane, je me mire dedans.
L'écran est sombre, évidemment, mais cela donne à mon reflet une certaine distance. On dirait que quelqu'un me regarde d'une pièce à côté. «Alors, quelles nouvelles ?» je lui demande. Il me répond n'importe quelle sottise, histoire d'alimenter un brin de conversation. On se moque tous les deux de nos généreux engagements de jadis, la démocratie, la sécu, la défense du service public, et le reste… Toutes ces choses qui rendaient la vie confortable dans notre jeunesse, et qui se délitèrent en une grosse dizaine d'années. Je ris avec cet autre moi dont la bouche est un trou noir dans le noir moiré de la barbe blanche, je ris parce que j'ai oublié comment on fait pour pleurer. Au bout d'un moment, quand j'ai fini d'envoyer des mails vers l'en-dedans, l'ailleurs, et l'au-delà, je referme le couvercle du portable et je sors pisser à pas comptés.
Cette fiction a été inspirée par deux tags : d'abord celui de See Mee, qui me demandait de dire mon attachement au Service public —c'est une sorte de réponse en creux… Ensuite, celui de Nicolas qui, en écho à Lomig, proposait de s'imaginer toujours blogueur dans 20 ans…
J'invite Gildan, M.Poireau, Le solitaire de la lune, Ruminances, Elmone, à prendre la suite…
Vous avez de l'imagination, on ne s'en douterait pas avec vos rébus dont la réponse est chaque fois Jean Lecanuet. Dommage que vous soyez un indécrottable optimiste, ça rend votre histoire peu crédible.
RépondreSupprimer+ 20 ans, j'ose même pas y penser !!!...
RépondreSupprimerAh! 2010! A l'époque, on pouvait lire ton texte directement sur l'écran, tu te rappelles ? C'était autre chose que ce synthétiseur vocal à l'accent chinois qui passe en voix off par dessus les pubs.
RépondreSupprimer2010 ... !!! c'était le bon temps !
RépondreSupprimerJe me souviens que c'était un être humain qui était à la tête de ce qu'on appelait l'Etat, je crois ...
L'était rigolo, monté sur ressort et sur hauts talons, qu'est-ce qu'on riait !
Depuis que les petits ectoplasmes verts sont venus l'enlever pour le mettre en sécurité dans un bocal blindé, seuls les martiens en profitent ...
Avoue qu'on est tous orphelins maintenant, d'ailleurs ton billet sue la nostalgie, pauvre Coucou ...
Au fait ! J'ai bien twité mon avis sur ce billet, hier, mais j'ai oublié de commenter.
RépondreSupprimerChapeau l'artiste !
Ouh tu as souvent fait dans la dark fiction, celle-là est sombre.
RépondreSupprimeroui, ça monsieur c'est du billet... Magnifique
RépondreSupprimerCaramba ! encore en retard…
RépondreSupprimerJazzman,
qu'y faire ? On ne se refait pas: tout petit déjà, à 9 ans, je plaisantais avec les vieux en partant à l'aube pour travailler à la mine de sel…
Minijupe,
n'essayez pas, vous verrez ça dans 20 ans, ça peut attendre.
Omnibus,
tu as bien de la chance d'avoir des piles pour ton synthétiseur. Moi, j'ai seulement la dynamo d'un vélo de récupération, mais avec mon arthrite, je ne peux plus pédaler !
Solveig,
ne dis pas de mal des Martiens, malheureuse ! Ils lisent tous les commentaires… Je vais être obligé de supprimer le tien, par prudence.
Nicolas,
merci, mais reste couvert, il fait froid.
Romain,
pas si sombre, voyons ! On peut la lire en se marrant, aussi…
Lolobobo,
ah mais, mais… Merci monsieur !
excellent billet, MAIS...ça ne tient pas!
RépondreSupprimersi on vérifie attentivement, en 2030 vous auriez certes 84 ans, mais alors? vous croyez que vous aurez le temps, et les moyens de faire l'oisif, de bloguer comme ça? EH BEN NAN, parce que en 2030, la retraite aura été supprimé, et faudra aller retourner bosser, feignasse! Merci à qui? Merci à Nicolas de Nagy-Boxon, qui, lors de son 3ème mandant en 2022, nous gratifia de cette fabuleuse "réforme" qui permit au pays de rehausser son niveau de confort social à la hauteur de celui du Zimbabwe Oriental -période post coloniale bien sûr!
Toff,
RépondreSupprimerhum, mais je n'ai pas dit que je ne fiche rien, que croyez-vous ! Après avoir pissé, je vais travailler : j'entretiens le jardin d'un couple de centenaires.
C'est rigolo : J'ai des problèmes d'ordi en ce moment ! Et bien sûr le premier billet que je lis c'est le tien, avec un tag qui me donne une idée. J'espère que la réparation de l'ordi tiendra le coup !
RépondreSupprimerSinon, RDV après Noël si ça lâche encore !
En tout cas, content d'être venu ici en premier, les écrits du coucou m'ont manqué depuis dimanche!
:)
Bon, il faut que j'aille voir les autres maintenant, en attendant le Coucou du soir !
Gildan, comme dirait qui tu sais : au boulot !
RépondreSupprimerC'est triste, mais c'est beau ! Mais vraiment triste, délabré, vieux, dépenaillé, tout a foutu l'camp. Quelle misère, sans le service public !
RépondreSupprimerSee Mee,
RépondreSupprimermerci d'apprécier. J'espère que nous n'en viendrons jamais là, mais le service public est en train de passer une très mauvaise période !