Il roule, la fin de journée est vraiment belle, dehors. Au lieu de descendre vers la côte et sa départementale retrouver les bouchons de touristes radieux, d'artisans harassés pressés de rentrer chez eux, il monte dans les collines par la petite route du Plan. Ça vire en tous sens, grimpe, plonge, grimpe parmi les pins, les chênes lièges. Le ciel est bleu jeune fille tirant sur le bleu betterave-bleue, l'air sent la fumée bleue de Gauloise qu'un vent salubre lui renvoie dans la figure par la vitre ouverte. Il écoute distraitement un concerto pour violoncelle sur France-Musique, négocie ses virages en regrettant qu'aucune voiture ne le précède. C'est mieux avec une bagnole devant pour ouvrir la route, surtout conduite par quelqu'un du coin qui ne se traîne pas. Parce qu'il y a des endroits où deux véhicules peuvent à peine se croiser de front. Dans sa poche de pantalon, il sent brusquement le téléphone vibrer… Il écrase sa cigarette, se contorsionne pour sortir le mobile qui s'est mis entre-temps à sonner.
« C'est toi ? crie une voix angoissée.
— Oui, c'est moi… Je suis en train de rouler, je t'avais demandé d'attendre mon appel…
— Ah ! mais ça peut pas attendre ! Il faut que tu me donnes ma clef, j'ai besoin de descendre à la pharmacie et je suis clouée à la maison.
— Ce n'est pas possible, tu sais bien, je t'ai expliqué… D'ailleurs, ta voiture est en panne, il n'y a plus d'huile…
— Mais non ! hurle la voix. Je te supplie de me rendre ma clef, le docteur est venu, il a laissé plein de papiers, il faut que j'aille chercher des médicaments. Pourquoi tu es si cruel avec moi, qu'est-ce que je t'ai fait ?
— Écoute-moi, essaie de te rappeler : il n'y a plus une goutte d'huile dans le moteur et tu ne dois plus conduire, c'est trop dangereux.
— Que je suis malheureuse ! Tu n'as donc aucune pitié ? C'est ma voiture, tu es tellement méchant… Qu'est ce que je vais devenir, toute seule, abandonnée par tout le monde !»
Son estomac se creuse, il la comprend, il se sent seul lui aussi.
«Écoute, l'infirmière va venir, elle s'occupera de tes médicaments.
— Quelle infirmière ? Je connais pas d'infirmière !
— Elle vient deux fois par jour, chaque jour. Patiente un peu, elle va arriver.
— C'est pas possible ! Qu'est-ce que j'ai fait au Ciel pour que mon fils me traite si mal ?»
Et sa voix éclate en sanglots stridents, le téléphone est raccroché.
Il respire, remonte le son de la radio qu'il avait baissé. La fin de journée est vraiment belle, dehors.
« C'est toi ? crie une voix angoissée.
— Oui, c'est moi… Je suis en train de rouler, je t'avais demandé d'attendre mon appel…
— Ah ! mais ça peut pas attendre ! Il faut que tu me donnes ma clef, j'ai besoin de descendre à la pharmacie et je suis clouée à la maison.
— Ce n'est pas possible, tu sais bien, je t'ai expliqué… D'ailleurs, ta voiture est en panne, il n'y a plus d'huile…
— Mais non ! hurle la voix. Je te supplie de me rendre ma clef, le docteur est venu, il a laissé plein de papiers, il faut que j'aille chercher des médicaments. Pourquoi tu es si cruel avec moi, qu'est-ce que je t'ai fait ?
— Écoute-moi, essaie de te rappeler : il n'y a plus une goutte d'huile dans le moteur et tu ne dois plus conduire, c'est trop dangereux.
— Que je suis malheureuse ! Tu n'as donc aucune pitié ? C'est ma voiture, tu es tellement méchant… Qu'est ce que je vais devenir, toute seule, abandonnée par tout le monde !»
Son estomac se creuse, il la comprend, il se sent seul lui aussi.
«Écoute, l'infirmière va venir, elle s'occupera de tes médicaments.
— Quelle infirmière ? Je connais pas d'infirmière !
— Elle vient deux fois par jour, chaque jour. Patiente un peu, elle va arriver.
— C'est pas possible ! Qu'est-ce que j'ai fait au Ciel pour que mon fils me traite si mal ?»
Et sa voix éclate en sanglots stridents, le téléphone est raccroché.
Il respire, remonte le son de la radio qu'il avait baissé. La fin de journée est vraiment belle, dehors.
20 commentaires:
Pfiou.
Saleté de maladie.
Et cruauté d'un texte si beau.
quel beau texte... quelle pourriture de maladie :(
c'est bien écrit...
@+
Beau texte, poignant.
Un ciel bleu jeune fille, ça donne le droit de s'en foutre, faut croire.
(J'ai aimé beaucoup la brutalité sans fard de ce texte qui respire le vrai)
Beaucoup d'émotion à la lecture de ce texte sans détours et vibrant...
Restons optimistes : regarder les proches vieillir permet d'oublier qu'on vieillit soi-même...
Chers lecteurs,
voici ma réponse en plusieurs morceaux :
Le jeu du je, si pratiqué dans les blogs et qui sécrète certainement une de leurs meilleures nourritures, son exhibitionnisme, son impudeur, me révulsent. D'où vient alors que je me laisse aller à produire ce genre de billet et cette réponse collective ? Je n'en sais rien, peut-être par réflexe du cerveau reptilien, comme quand on se fait mal et qu'un cri vous échappe qui masque le plus vif de la douleur, mais je n'y crois guère. Ce billet d'hier soir n'était qu'un trop plein d'amertume, il fallait qu'elle s'écoule quelque part, résumer une infime partie d'un jour parmi d'autres. Débarquer sans joie dans la maison de sa mère. Traquer le courrier dissimulé entre les pages de divers catalogues publicitaires entassés par-ci par-là. Découvrir que la limite de paiement de la facture de téléphone est dépassée —empêcher la coupure de la ligne ce jour même.
S'énerver parce que l'attestation écrite provisoire d'affiliation à la sécurité sociale, destinée à remplacer la carte Vitale perdue n'est pas encore arrivée. Négocier le paiement dû de deux mois d'abonnement au service de téléalarme dont elle ne veut plus, car elle reste près de ses sous. Et d'ailleurs, qu'est devenue la centrale de la dite téléalarme, ce délicat appareil électronique qui était posé la semaine dernière encore sur le bureau, relié par téléphone au corps des anges gardiens ? Il a été non seulement débranché, mais il demeure introuvable. «Qu'as-tu fait de la téléalarme ? —Je comprends pas, de quoi tu parles ? —La téléalarme, l'espèce de téléphone noir qui était sur le bureau, tu sais bien. —Il est là, le téléphone, j'en ai jamais eu d'autres ! Tu m'embêtes, avec tout le travail que j'ai, si tu crois que j'ai du temps à perdre avec tes bêtises !» Etc, etc. La téléalarme, elle est partie à la poubelle depuis trois jours : je l'apprendrai plus tard d'un homme venu nettoyer le jardin, dont j'ai trouvé par hasard le numéro de téléphone sur un bout de papier. Il a vu l'appareil dans la poubelle, il l'y a laissé. Courir avertir le service social de la commune, envisager les conditions de remboursement. Et tout au long de la journée, éloigner dix fois sa mère du garage où elle arrive pomponnée, pliée en deux sur sa canne et incapable de se redresser, pour se mettre au volant et aller faire une course urgente. Il y a sur le sol une longue trace d'huile qui va du garage jusqu'au portail, vingt mètres plus loin. J'avais pourtant caché la clef, mais elle a dû la trouver et tenter de descendre en ville, cogner sa Twingo sur la route complètement défoncée par des travaux en cours… Lui expliquer pour la millième fois qu'elle ne doit plus conduire, pour sa sécurité et celle des autres… Décider de confisquer cette foutue clef de contact : un acte agressif vis à vis d'une personne dont la conscience est loin encore d'être assoupie. Et ce faisant, la déstabiliser un peu plus en amputant son sentiment d'autonomie… Fuir.
Aujourd'hui, le téléphone a déjà sonné trois fois depuis 6 heures. «Quand est-ce que tu viens ? —J'étais chez toi hier, laisse-moi un peu de temps, j'ai aussi des choses à faire chez moi, tu sais… —Ah, bon ? Ça m'était sorti de la tête… Il me faudrait la clef de ma voiture… —Elle est en panne, maman, souviens-toi. —Ah ? Alors tant pis, je vais en acheter une autre.» Parlementer, gagner du temps, dire qu'elle n'a pas besoin d'une voiture neuve, que je vais m'occuper de la sienne la semaine prochaine, ramener de l'huile, faire réparer la fuite, passer au contrôle technique, ce qui aurait dû être fait depuis un mois… À chaque coup de fil, la nouvelle voiture revient en leitmotiv, elle pleure, crie, moi aussi. L'urgence d'une mise sous tutelle, sans cesse repoussée par respect, se dessine. J'ai dit que je reviendrais lundi : il y a des rendez-vous importants pour l'aide à domicile ; elle répond : «Tu veux me mettre dehors ? Il va falloir que je prépare ma valise…» Voilà la crête de mon iceberg, parce que dessous, la seule chose qui compte vraiment c'est d'être seul pour affronter cette chose, privé de la seule personne au monde qui m'en donnerait le courage et qui est partie.
Je pense souvent à la vieillesse de ma mère. Elle aura 80 ans à la fin de l'année. Elle est en pleine forme mais 400 kilomètres nous séparant, je suis bien obligée de la laisser se débrouiller.
Mais ce qui me terrifie, c'est que je ne serai pas à la retraite avant une vingtaine d'années.
Comme mon frangin lui fait la gueule et que ma soeur habite également très loin, je suis quasiment le seul à m'en occuper. Alors je crois comprendre le sentiment de solitude que tu peux éprouver.
La solitude du je a parfois besoin d'air, en surface. Voilà aussi ce que peuvent, un peu, les blogs. Et c'est tant mieux. Ne regrette pas ce billet, mon ami, il est grand par son humanité.
Du caractère cette maman ... elle ne pouvait avoir que toi pour fils !
courage pour gérer ce quotidien difficile.
Nicolas, Dedalus, Solveig,
je vous remercie de vos pensées. Bonne soirée.
Mais tu sais, ils font de très bons chars d'assaut, ce serait une solution qui contenterait tout le monde !
:-))
[J'essaie de mettre un peu de déconnade, hein ? Courage… :-) ].
On dit tellement de conneries dans les blogs que ça me fait tout drôle (dans le sens violemment réel)ce que tu dis là.
Courage coucou, je ne sais que te dire d'autre.
M Poireau,
fausse bonne idée le char : protéger une personne de 89 ans en pleine déliquescence, et laisser écrabouiller le premier môme de 10 ans qui passe devant ? Il vaudrait mieux un skateboard, surtout que ça descend bien jusqu'à la ville. :)
Mike,
c'est bien le problème de ce genre de billet impudique : n'être peut-être qu'une autre forme de connerie inutile.
Merci les gars.
Le ciel, peut-être, mais pas nous... Si ça peut te réconforter un peu. Quant aux c... qu'on peut débiter sur un blog, je suis la première à me dire que j'y passe beaucoup de temps ! Ce qui me console, c'est qu'à une tablée entre potes, on en dit aussi, ne serait-ce que lorsqu'on parle politique, et, en prime, on se tape sur la g... !!! Un mal nécessaire, de parler...
Colibri,
merci, c'est gentil. Le contenu d'un blog vivant est en effet très proche de la conversation… :-)
La lecture de ce texte est un écho qui rompt la solitude. Merci et bonne soirée.
Daud,
désolé de te retrouver ici pour partager l'insoutenable, mais savoir qu'on peut être vraiment compris rassure, merci.
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