Ça faisait un moment que je ne l'avais pas vue. Presque deux jours. Aujourd'hui elle avait rendez-vous chez un médecin spécialiste et il était convenu que je l'y conduirais. Pas de bol : quand j'arrive, elle avait oublié le rendez-vous et s'affairait à vider le lave vaisselle. Une assiette plate, une casserole et son couvercle, une fourchette, une petite cuillère… Ranger tout ça est un travail absorbant qui peut prendre plus d'une heure. Je m'en fiche : j'ai compté large et nous avons trois heures et demie devant nous. Simplement rappeler cette consultation prévue depuis un mois, et puis battre en retraite devant son énervement qui monte, monte.
Vingt minutes plus tard, miracle : elle est en tenue de sortie, trifouille dans son sac à main. «C'est trop tôt, nous avons largement le temps, tu sais !
—Il n'y a pas d'heure pour aller à Carrefour. Pour une fois que tu es là, je vais en profiter pour aller chercher quelques bouteilles de vin.
—Mais voyons, tu as acheté un carton de cinq litres la semaine dernière ! Je l'ai rangé moi-même dans la cave.» Comme elle conteste et prend les arbres du jardin à témoin qu'elle n'a jamais acheté de vin, je vais chercher le carton, intact…
Être toujours à contrôler ce qu'une personne âgée fait de sa vie, comme un vrai flic, c'est de la pure maltraitance. C'est dans le code civil, la maltraitance. Qu'est-ce que ça sera quand elle sera vieille ! Quelle horreur d'en arriver là, de voir jusqu'à quel point on abuse de sa faiblesse. Et si elle veut avoir des bouteilles de vin, au cas où il y aurait du monde, au cas où elle en manquerait, hein ? Ça la regarde, elle est libre.
Nous descendons à la ville et parcourons bientôt les travées du supermarché à petits pas, tout petits pas. Elle le connaît bien, ce foutu magasin. Elle va droit au rayon bonneterie et me dit qu'il lui faut des culottes… Je jette un coup d'œil à ma montre : ça va encore, mais il ne faudrait pas y passer l'après-midi.
«Quel genre de culotte ?
— Des culottes, tu es idiot ou quoi ? »
— Des culottes, tu es idiot ou quoi ? »
C'est qu'il y a plein de culottes suspendues devant nous, du string à l'engin élastique qui fait le ventre plat… Comme elle s'y perd elle-même, cassée sur sa canne, essayant de lire les étiquettes trop petites, je m'y colle vaillamment. D'instinct, je m'accroupis pour examiner les modèles du bas, vastes embarcations à la voilure de dentelle.
«48, c'est bon ?
—T'es pas fou ? Plus petit !
—Combien alors, 46 ?»
Pendant que je suis plongé dans la contemplation d'un paquet de culottes disposées sur mes genoux, un couple survient avec son caddie. Je bouche le passage. Maladroitement, je me range pour faire place, sans me relever vraiment, la tête dans la lingerie fine. Ils me regardent d'un drôle d'air, surtout lui, le con. Entre-temps elle s'est souvenue que sa taille est 42, et je repère les trois exemplaires qu'il lui faut, les fourre dans le panier.
«J'essaierai à la maison et si ça ne va pas, je reviendrai les changer.
—Ah, non ! Tu ne pourras pas, les sous-vêtements ne s'échangent pas…
—Mais si ! Ils sont très gentils, depuis trente ans qu'ils me connaissent.»
Au rayon du vin, elle choisit ensuite deux bouteilles de Cahors que je prévois déjà de ranger au dessus du carton de cinq litres, avec les dix litres de jus de pomme. Dans l'arrière cave, il y a aussi une caisse de Bordeaux, jamais déclouée depuis… Je la persuade de gagner la sortie, elle ronchonne que je l'ai troublée, elle a oublié une partie de ce qu'il lui fallait encore. Au moment de passer, il apparaît que j'ai pris un 46 avec des 42. J'ai le trac, comment va-t-elle réagir ? Eh bien, avec bonhomie : une culotte de perdue, dix de rachetées demain !
Puis dans un éclair de mémoire qui lui vient comme un retour de flamme, elle répète à la caissière ma remarque sur l'impossibilité d'échanger des sous-vêtements. «Mais bien sûr, madame, on vous connaît ! On les reprendra, gardez bien le ticket, c'est tout.» On ne peut pas tout savoir, pas vrai ?
Puis dans un éclair de mémoire qui lui vient comme un retour de flamme, elle répète à la caissière ma remarque sur l'impossibilité d'échanger des sous-vêtements. «Mais bien sûr, madame, on vous connaît ! On les reprendra, gardez bien le ticket, c'est tout.» On ne peut pas tout savoir, pas vrai ?
12 commentaires:
oui, c'est comme ça. comme je disais à un ami, quand je m'énerve, c'est que ça va. Quand je ne m'énerve pas, c'est que c'est pathétique. Et je m’énerve de moins en moins...
J'avais écrit ça , il y a un certain temps: http://marsupilamima.blogspot.com/2008/09/arnaques-et-personnes-ges.html
(Figure-toi qu'une pub pour bloguez.com s'est ouverte quand j'ai cliqué sur ma blogroll vers chez toi ! J'ai déposé une requête sur blogger pour avoir des éclaircissements là-dessus ; en attendant, j'ai nettoyé ma blogroll, des fois qu'un peu de poussière en moins...)
Adorable chronique. Gageons que le quotidien n'est pas toujours aussi affriolant mais je n'ai rien contre le fait que tu nous gâtes.
Après cet adorable texte ...
Je ne lirai plus rien ce soir !
:)
...
J'écouterai peut être de la musique ... surement !
Oublier qu'on a du vin chez soi... C'est bien le truc qui ne m'arrivera pas. Ouf.
Martine,
je viens de relire cet excellent témoignage que vous nous rappelez… J'ai failli y rajouter en commentaire l'anecdote des costumes de mon grand-père, avant de constater que je l'avais déjà fait à l'époque… Aujourd'hui, avec mon expérience qui s'étoffe chaque jour davantage, je pourrais caser une arnaque par semaine, comme ce contrat EDF/AXA d'assistance dépannage électrique qu'un margoulin avait réussi à fourguer à ma mère par téléphone. J'ai découvert le truc, une lettre de confirmation planquée entre les pages de l'un des vingt ou trente catalogues Damart / 3Suisses / etc, à la veille de la date limite de résiliation.
Mtislav,
j'aimerais bien savoir si la contamination publicitaire est chez toi —si proche de l'Espagne—, et seulement chez toi, ou chez moi aussi ?
Pour le reste, ce genre de soupape permet de purger la cervelle…
Gildan,
moi aussi, j'ai écouté de la musique après le billet :-)
Nicolas,
ne te vantes pas trop vite : qui sait combien de barils de bière inutiles tu auras dans ta cave d'ici un demi-siècle ?
Toujours délicat de dénouer le vrai, du faux, les pertes de tête et les instants lucides dans de pareils cas. Joli texte.
( passer du 48 au 42 t'as pas l’œil quand même :) )
"Ils n'échangent pas la lingerie..." tu as l'air bien renseigné sur le sujet Coucou :)
Je ne diarais pas adorable. touchant certes et surtout très réaliste. Mais écrit avec doigté, tendresse et amour plus une pointe d'humour c'est le plus important !
Le Cahors c'est trop rapeux
Christophe,
elle est toujours sincère.
(l'erreur de taille ? Bah ! tu pourrais acheter des culottes à ta mère sans hésiter ?)
Captainhaka,
j'aurais juré que ce n'est pas possible : vague souvenir d'avoir vu des avertissements à ce sujet dans les magasins.
Cécile,
merci !
Romain,
tss, tss ! Pas toujours (mais il vaut mieux ne pas le chercher en grande surface) !
«48, c'est bon ?
—T'es pas fou ? Plus petit !
—Combien alors, 46 ?»
Je constate que pour ta part, tu as des problèmes de vue ! ;-))
[J'ai fait du soin à des personnes atteintes d'Alzheimer, c'est réellement épuisant, même en gardant un bonne dose d'humour. Courage ! :-) ].
Poireau,
j'aurais pu en choisir pour ma femme, je connaissais toutes les mesures à retenir: taille pour les vêtements, pointure, tour de doigts, tour de tête… Mais ma mère, j'avoue que non. Je trouve d'ailleurs que de 48 à 42, ce n'est pas si terrible comme erreur : on doit pouvoir rentrer un 48 dans le 42, et vice versa, forcément…
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